Vous êtes nombreux à très régulièrement me poser des questions sur la création de BD et de scénario. Autant vous le dire tout de suite, il n’y a pas UNE méthode, mais plusieurs.

Bien évidemment certaines étapes sont universelles ou très répandues, alors que d’autres sont propres à chaque projet ou intervenant. À travers cet article basé sur mon expérience, mes contacts et recherches, je vais tenter de répondre aux questions qui reviennent le plus souvent, en vous présentant une méthodologie généraliste.

1- Projet et écriture

C’est une étape très dense, surtout si on part de rien. Il faut se demander de quoi on souhaite parler, quel sera le thème principal ? Les sous-thèmes viendront par la suite, au fur et à mesure que se développe le projet.

Le scénario part d’une idée. Celle-ci doit être exprimée en quelques lignes, au minimum 2-3 phrases. Cette idée doit contenir le début et la fin de l’histoire et montrer l’intérêt principal de cette dernière. Ces quelques phrases peuvent permettre d’attiser la curiosité des partenaires ou d’une maison d’édition. Mais il en faut plus.

Ainsi, la rédaction d’un synopsis permet justement d’approfondir le sujet, de résumer assez précisément l’histoire. Par la suite, cela aidera les artistes et l’éditeur à valider le projet dans ses grandes lignes narratives. Ce synopsis doit faire environ 4 pages pour un album traditionnel de 46 pages. Il doit aussi présenter l’histoire telle qu’elle se déroule objectivement et être chronologique. Dessinateur et scénariste doivent être d’accord sur ce synopsis avant d’aller encore plus loin et notamment avant de commencer le séquencier que nous verrons un peu plus bas.

D’ailleurs, pour éviter des incohérences dans le développement du scénario, il existe plusieurs petites règles à connaître :

  • Certains auteurs réalisent des frises chronologiques. Ils y placent dans le temps et l’espace, les événements et des personnages de l’histoire.
  • Toujours pour garder une certaine cohérence, l’intrigue doit avancer à partir d’un seul fil conducteur. Même s’il est possible d’insérer d’autres intrigues, secondaires, la principale doit rester dominante.
  • Au cinéma et encore plus dans une BD, tout ce qui est montré doit servir l’oeuvre. Si un plan n’est pas rigoureusement nécessaire, alors il faut s’en passer, pour ne pas surcharger l’oeuvre.
  • Pour que l’histoire reste crédible, il ne doit se produire qu’un seul événement hors du commun. L’accumulation de hasard et d’intrigues fragilise l’oeuvre qui perd en crédibilité.

 

Pendant cette étape de recherche, tout comme pendant le reste du processus de création de la BD, il est fort probable que des idées vous viennent (intrigue, croquis). Couchez-les sur papier, elles pourraient vous servir plus tard, sur ce projet ou sur un autre.

La conception d’un projet peut se faire à deux : le scénariste et le dessinateur. Leurs compétences sont différentes, mais totalement complémentaires. Idéalement, avoir des compétences dans le domaine de son collaborateur est un plus. On ne demandera pas au dessinateur d’être aussi bon que le scénariste en matière d’écriture par exemple, mais connaître les impératifs liés à l’écriture en BD sera un plus pour l’échange et les propositions. La création d’une BD est avant tout un partage.

En rédigeant l’histoire, le scénariste doit penser dès le début à l’agencement des cases et à la disposition des personnages, aux décors et à la documentation dont pourrait s’inspirer le dessinateur. Le scénariste rédige un séquencier. Ce document d’une quinzaine de pages décrit, scène par scène, le déroulement de l’histoire. Pas de trace de dialogue, de description longue. Ici, le texte est neutre, succinct. Ce document explique comment le lecteur va découvrir l’histoire. La narration n’est pas forcément chronologique, contrairement au synopsis. Mais autant être sincère, il y a peu de chances que le premier jet de votre séquencier vous satisfasse. Il est bien plus probable que vous deviez réécrire le séquencier plusieurs fois avant d’arriver à une version satisfaisante.

 

story board
Tintin et l’Alph-art, Tome 24. Œuvre inachevée d’Hergé. Edition CASTERMAN

 

Le dessinateur, de son côté, illustrera par la suite ce que le scénariste avait imaginé avec des mots. Le dessinateur ne suivra pas forcément à la lettre les indications du scénariste.

Mais ces deux professionnels ne collaborent pas forcément ensemble depuis le début. Le dessinateur peut être démarché par un scénariste qui aura, de son côté, déjà élaboré un texte. Le dessinateur est alors libre d’accepter ou non cette collaboration, en fonction de ses disponibilités et de son intérêt pour l’histoire proposée.

Voici à présent quelques points pour travailler une intrigue:

  • Le personnage principal :

Préciser ses faiblesses tant morales que psychologiques. Les premières vont causer du tort à son entourage et les secondes à lui-même. Pour illustrer ces faiblesses, il est bon de mettre le personnage dans une situation qui illustrera ses limites.

Il convient aussi de définir ses besoins, à savoir l’action qu’il mettra en place pour changer et qui se déroulera dans l’histoire. Ces besoins sont tout d’abord peu importants avant de prendre de plus en plus de place dans le récit. Un événement déclencheur poussera le protagoniste principal à mener une action. Cette dernière mènera à une révélation finale qui peut ne pas aboutir à un changement positif pour le héros et l’histoire ne sera alors pas un happy end. Un peu comme dans certains films où le héros, ne pouvant supporter la cruelle vérité, préfère “mettre la poussière sous le tapis” et tenter d’oublier.

Le héros doit avoir un plan. Ce dernier peut être clairement exprimé aux autre personnages et aux lecteurs, tout comme il peut rester secret. Ce plan peut être modifié, selon le cours de l’histoire. Notamment lorsque le protagoniste principal a une première révélation qui le poussera à confirmer son désir de changement ou à partir dans une autre direction.

  • L’univers :

S’il existe déjà, il faut alors réunir de la documentation. Celle-ci peut être faite à base d’articles, de livres, de BD ou encore de films. Il convient d’étudier les codes et les clichés qui permettent aux lecteurs d’identifier l’univers que l’on tente de présenter. Du coup, l’étude de l’architecture et de l’iconographie est également importante. N’hésitez pas à rédiger des fiches relevant les points intéressants de l’époque visée, les faits historiques qui se sont déroulés…

Et si vous inventez un univers, le travail de recherche sera tout aussi important. Des éléments déjà existants seront une source d’inspiration pour adapter ou créer. Mais tout ou presque peut être source d’inspiration.

Le récit peut être fictif, semi-fictif (inspiré d’une histoire ou d’un fait réel déjà existant) ou être un documentaire. La bande dessinée peut aussi être l’adaptation d’un roman, d’un film. Un travail de réécriture est alors nécessaire pour s’adapter au rythme d’une BD.

  • Les alliés et adversaires :

Les alliés doivent aussi avoir des objectifs, que l’on peut présenter, mais succinctement, afin de ne pas faire de l’ombre au héros principal. Cela dit, le fait d’avoir aussi un but leur donne de l’épaisseur.

Les adversaires ont également des objectifs/plans et se retrouvent souvent en concurrence avec le protagoniste principal. Il peuvent aussi avoir leurs propres faiblesses et pour des raisons particulières. Ils ont leur propre plan pour atteindre leurs objectifs. Et comme le héros, ils peuvent avoir une révélation, leur plan peut se transformer ou échouer. Les adversaires doivent se dévoiler petit à petit. Le mystère donne de l’épaisseur aux personnages Mais attention à ne pas trop en faire en tombant dans des facilités d’écriture ou des raccourcis. Cela révèle un manque d’inspiration ou les difficultés d’un scénariste qui s’est perdu dans ses idées.

Le but est d’avoir des personnages complexes mais pas incohérents.

Héros et adversaires finiront par se confronter d’une manière ou d’une autre. À l’issue de cet affrontement, le protagoniste comprend quelque chose, sur lui-même ou non (révélation finale). Il peut alors accepter cela ou l’occulter, comme nous le disions plus haut dans le paragraphe consacré au personnage principal. Mais quelle que soit sa décision face à cette révélation finale, un nouvel équilibre se crée. Le héros n’en ressort pas forcément meilleur, ni plus fort. Au contraire, il peut être amené à faire des choses qui l’enfoncent un peu plus dans ses doutes et ses souffrances psychologiques par exemple.

2- Validation du scénario, découpage

Petite précision avant d’enchaîner. Un scénario est souvent comparé (très justement) à un entonnoir. Une histoire compte différents actes, eux-mêmes divisés en plusieurs séquences. Ces dernières contiennent elles-mêmes plusieurs scènes. Celles-ci correspondent à des évènements, à des changements. On constate alors que la scène est le plus petit niveau de structure d’un scénario.

À partir du séquencier, le scénariste propose un découpage de l’album en différentes parties. Ces dernières correspondront aux pages (planches) de la BD. Mais une scène du séquencier peut occuper dans le découpage une demi-planche tout comme plusieurs pages entières.

Pour chaque planche, le scénariste décrit le cadrage, le décor, mais aussi le positionnement des personnages, leur action et leur mentalité; le tout, case par case… Les bulles de dialogue sont indiquées, tout comme les textes explicatifs encadrés. Le découpage détermine aussi la forme et le rythme de la narration.

Transposer le séquencier en cases représente un certain challenge, car tout ne pourra être dit. Une part d’interprétation sera nécessaire lors du passage d’une case à l’autre. Ce travail d’interprétation, c’est l’esprit du lecteur qui s’en chargera, c’est ce que l’on nomme la continuité narrative.

Mais l’esprit du lecteur ne peut pas tout faire. Le découpage doit demeurer cohérent pour que le travail d’interprétation se fasse facilement. Pour réaliser ce découpage, il faut bien évidemment avoir lu le scénario et l’avoir compris (si le dessinateur n’est pas à l’origine du scénario).

Parlons du storyboard. Vous vous en doutez, il s’agit d’une étape importante dans la création de la BD. Scénariste et dessinateur peuvent alors échanger leurs visions, convenir de ce qu’il faut modifier ou supprimer mais aussi vérifier si l’ensemble est compréhensible. Pour aider le dessinateur par la suite, le storyboard peut être complété par des annotations très précises de ce que l’on doit retrouver dans chaque case et chaque planche. Le storyboard permet d’avoir une vision globale des planches, de contrôler la narration et les dialogues. Par exemple, il est ainsi possible de vérifier l’impact d’un cliffhanger ou d’une ellipse (moment qui n’est pas montré).

Ce storyboard est allégé dans le sens où les dessins ne doivent pas ressembler à des créations ultra détaillées. Ce brouillon de chaque planche doit permettre au dessinateur de jeter sur le papier toutes les images mentales qui lui viennent à la lecture du scénario. À ce stade, tout est encore possible, l’artiste dispose d’une grande liberté.

Mais qui dit brouillon ne veut pas dire « torchon ».

 

étapes de création d'une bande dessinée
Astérix et Obélix, ÉDITIONS ALBERT RENÉ

 

3- Les recherches graphiques

Le dessinateur procède à différentes recherches pour les personnages (émotions, vêtements, corpulences…), les décors, les véhicules… Ensuite, il peut esquisser de nombreuses fois un même visage afin de trouver la meilleure façon de représenter une expression précise, croquer plusieurs fois un corps avant de trouver la position la plus adéquate à une action. Il procède ainsi de la même manière pour des vêtements, des véhicules…

Dans le cas d’une collaboration, il soumet alors ses croquis aux autres intervenants. Ces créations permettent de visualiser l’atmosphère de la BD.

 

4- Conception d’un dossier, validation et lancement

À ce stade, il convient de monter un dossier afin de proposer le projet de BD à une maison d’édition. Dans ce dossier, il est nécessaire d’incorporer :

  • un résumé de l’histoire en quelques lignes
  • le résumé complet de l’histoire (ou synopsis)
  • le scénario
  • des planches lettrées pour donner un aperçu de ce que pourrait être la BD
  • des éléments de la recherche graphique comme des artworks.

 

À partir de ce dossier, les maisons d’édition choisissent les projets qu’elles vont publier ou non. Si la BD est retenue, des allers-retours entre les créateurs et la maison d’édition vont se mettre en place. Une fois la date de parution déterminée, les artistes vont alors travailler sur la BD et faire valider par la maison d’édition le storyboard. Les croquis sont plus détaillés, tout en restant sommaires, le but étant de s’assurer de la lisibilité, de la fluidité de la narration, mais aussi de la pertinence de l’ensemble. Cette étape est particulièrement importante, car on passe ensuite à la réalisation, au sens strict, de la BD.

En effet, les différentes planches sont alors réalisées et sont, elles aussi, soumises à la validation de la maison d’édition.

 

5- Crayonné et… validation

Maintenant que toutes les parties sont d’accord, le dessinateur peut se lancer dans la réalisation du crayonné. L’artiste travaille alors soit de manière traditionnelle, soit par le biais d’une tablette graphique. Mais la mise en couleur et l’ombrage doivent encore attendre. En effet, la maison d’édition doit encore valider le travail avant qu’on puisse aller plus loin.

Concernant la méthode traditionnelle, beaucoup de dessinateurs apprécient le fait de travailler avec un crayon bleu. Si besoin, le crayonné bleu s’effacera mieux que celui d’un crayon à papier. De plus, une fois la planche passée au noir (voir paragraphe suivant), le bleu n’aura plus besoin d’être gommé. Il n’est pas pris en compte par le scanner lors de la numérisation de la planche et n’apparaîtra donc pas à l’impression.

 

Crayonnage Lucky Luke

Crayonnage Lucky Luke, Edition DARGAUD

 

6- Encrage, mise en couleur et ombrage

Cette étape demande plus ou moins de temps. Tout va dépendre de la complexité du travail à effectuer, de l’expérience du dessinateur, de sa méthodologie et de la deadline fixée par la maison d’édition.

Généralement, le dessinateur utilise un feutre noir pour repasser sur les traits. Toutes les planches sont ensuite scannées et la couleur sera appliquée par le biais d’une tablette graphique. La mise en couleur traditionnelle existe toujours néanmoins.

D’autres vont gommer les traits de crayon après les avoir repassés en noir. D’autres encore ne repassent pas directement sur ce fameux crayonné, mais préfèrent, en utilisant une table lumineuse, le décalquer au noir sur une autre feuille blanche.

Certains utilisent aussi des pinceaux. Le trait est alors plus souple, contrairement à celui d’un stylo, qui ressortira toujours avec la même épaisseur. La plume permet, elle, de jouer avec les pleins et les déliés, tout en ayant un trait uniforme et l’encre de Chine, une fois sèche, ne bouge plus.

Concernant le lettrage, auparavant chaque texte était écrit à la main, et encré, tout comme le reste du dessin. Maintenant, le lettrage se fait aussi par le biais d’un ordinateur. Cela offre l’avantage d’utiliser une typographie normalisée et de gérer plus facilement l’espace dédié.

Ainsi donc, tous ne procèdent pas de la même manière.

 

6 bis-Le travail d’impression

Pendant que le dessinateur s’affaire à la réalisation de ses planches, la maison d’édition réfléchit à la première de couverture (image retenue, mise en page, pelliculage), au grammage du papier, aux pages de garde (couleurs et mise en page) et à la quatrième de couverture (résumé et autres contenus).

Une fois ce travail effectué, les planches sont envoyées chez l’imprimeur afin d’y faire réaliser des tests colorimétriques.

 

7- Diffusion et distribution 

Les maisons d’édition démarchent alors les différents revendeurs (comme les librairies) afin de faire connaître la BD. Elles peuvent se faire aider par des entreprises de diffusion qui les représenteront auprès des revendeurs.

Parallèlement à cela, les BD sont envoyées à différents journalistes, chroniqueurs et rédactions-médias, susceptibles d’en faire la promotion. Pour préparer la sortie de l’ouvrage, ce dernier leur est envoyé avant la date de sortie officielle, cela dans le but évident de leur laisser le temps de prendre connaissance de la BD et de préparer leur article/chronique.

Enfin, ultime étape : la distribution. L’imprimeur se charge de la conception des BD, puis il les fait suivre aux distributeurs ayant passé des commandes auprès du diffuseur et de la maison d’édition.